Libération – Culture

Stanislas Nordey magnétique dans le rôle du soldat “Hinkemann”

Fabienne Pascaud – Publié le 12/04/2015. Mis à jour le 01/02/2018 à 09h01.

Christine Letailleur ressuscite l’œuvre du dramaturge allemand, trop rarement adaptée. La mise en scène impeccable et la distribution magnifique servent un spectacle vibrant.
On ne joue pas assez l’Allemand Ernst Toller. On ne connaît pas assez l’oeuvre saignante du fils de commerçants juifs né en Prusse orientale en 1893 et laminé par la guerre de 1914-1918. Il en revient pacifiste, puis socialiste, membre actif enfin de l’insurrection spartakiste en Bavière de 1919. Mais la République naissante est écrasée, et le proche de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht aussitôt accusé de haute trahison. Il échappe de peu à l’exécution, écope de cinq ans de prison. C’est là-bas qu’il écrit ses grandes oeuvres — poèmes et pièces —, dont, en 1922, ce terrible Hinkemann. Drame largement autobiographique, comme la plupart de ceux que signa Toller, et qui furent brûlés par les nazis. Le dramaturge « dégénéré » n’y va pas de main morte, en effet, avec sa dénonciation de la guerre, du nationalisme et de l’émergence d’une société déshumanisée, en plein naufrage moral et intellectuel. N’y règnent que mensonge, quête du profit, haine de l’autre. Dans Hinkemann s’entendent déjà les injures antisémites… Le contemporain de Brecht, moins positif que son confrère, aimait pourtant furieusement cette culture allemande qu’il avait choisi de défendre en 1914. Mais comment survivre dans un pays qui rejette ce que vous êtes, et l’esprit, et les valeurs pour lesquelles vous êtes prêt à mourir ? Dès 1933, Toller quitte l’Allemagne, voyage en Europe, puis s’exile aux Etats-Unis, où, anéanti par l’ascension de Hitler, la victoire de Franco, sans argent et seul, il se pend, en 1939, dans une chambre d’hôtel de New York.

Le courage du « héros allemand »
C’est un irrespirable climat de solitude qui s’entend, se voit, se perçoit déjà dans Hinkemann, magnifiquement servi par Christine Letailleur. Revenu du front émasculé, sans travail dans l’Allemagne en crise et bientôt trompé (avec son meilleur ami) par l’épouse qu’il aime — et qui l’aime aussi… —, le soldat Hinkemann est une absolue victime. A la Woyzeck. Manipulé, méprisé comme le héros de Büchner, il souffre peut-être encore davantage que lui, parce que plus intellectuel, plus instruit. Aucune issue n’est crédible dans l’oeuvre crépusculaire que Christine Letailleur a placé sous des lumières noires. Pour mieux étouffer l’épouvante. Même les gentilles vieilles dames piquent ici des aiguilles dans les yeux de leur oiseau pour qu’ils chantent mieux. Pour survivre, Hinkemann est condamné à décapiter avec ses dents des souris et des rats, dont il boit le sang pour prouver à la foule hilare la force et le courage du « héros allemand ».

Stanislas Nordey est Hinkemann. Alors qu’on ne sait rien encore de cette balle qui lui a arraché le sexe, sa simple manière, au début de la pièce, de poser les mains sur le corsage blanc de son épouse (la très fine Charline Grand), de l’ouvrir timidement, comme tristement, fait confusément pressentir le drame. L’art infini de l’acteur Nordey est ainsi de pouvoir proférer violemment, puis de se taire tout à coup, de jouer juste des rythmes de la parole, et d’en faire une entêtante musique, du rap-jazz de sa façon, qui pénètre nos nerfs et nos émotions. Et par ce phrasé, il magnétise encore l’espace autour, y convoque étrangement les vivants et les morts, tel un chaman. Ainsi le spectacle dépouillé et pourtant vibrant, électrique, semble-t-il réveiller le malheur des sacrifiés des guerres de tous les temps, des naufragés de toutes les utopies. Derrière les personnages au couteau de Toller, qui ne s’enlisent dans nulle complaisante psychologie, qui passent de séquence en séquence comme dans un montage cinéma expressionniste, rapide, Christine Letailleur fait jaillir l’impossible douceur des choses et des êtres, la tragédie de l’Histoire et les tragédies de nos histoires. Par sa direction d’acteurs, elle sait intérioriser les blessures du monde. On pourrait sortir exsangue d’une pièce si dépourvue d’un quelconque espoir. Où l’humanité s’annonce, dans la bouche même de Hinkemann, définitivement moche. Peut-être on ne monte plus Toller parce qu’il terrifie. Mais tant qu’il y aura des Hinkemann pour alerter, prévenir, prémunir, on se sentira un peu plus humain à la sortie…

Libération – Culture

«Hinkemann» : coup de Toller

par Hugues Le Tanneur — 30 mars 2015

Christine Letailleur signe à la Colline une version à fleur de peau de la pièce de l’auteur allemand sur un ex-soldat mutilé.

Il y a d’abord ce chardonneret auquel on a crevé les yeux. L’oiseau dans sa main, Hinkemann s’insurge contre la cruauté humaine. Il a surpris la mère de Grete, sa compagne, au moment où elle enfonçait des aiguilles chauffées à blanc dans les yeux de l’animal, soi-disant pour qu’il chante mieux. «Maintenant, il ne voit plus la lumière. Il est plongé dans la nuit, une nuit noire. Et toi, tu restes là, impassible. Ne sens-tu pas une grande obscurité t’envelopper ?» dit-il à Grete.

Baigné dans une semi-pénombre, l’espace de la scène reflète l’état d’esprit de Hinkemann. Car l’animal blessé, le mutilé, c’est d’abord lui. Soldat démobilisé de la Première Guerre mondiale, une balle française lui a traversé le bas-ventre faisant du jeune homme un impuissant.

L’équation guerre-impuissance est le thème obsédant de Hinkemann, pièce écrite en prison en 1922 par Ernst Toller (1893-1939) dont Christine Letailleur présente aujourd’hui une mise en scène d’une rare sensibilité. Pour l’occasion, elle retrouve Stanislas Nordey (avec qui elle avait notamment monté Pasteur Ephraïm Magnus, de Hans Henny Jahnn), lequel joue Hinkemann aux côtés de Charline Grand (Grete), Richard Sammut (Paul), Christian Esnay (le Forain), Michel Demierre (Max Knatsch), Manuel Garcie-Kilian (Michel Unbeschwert) et Jonathan Genet (Sebaldus Singegott).

Ce spectacle est d’autant plus remarquable que le théâtre d’Ernst Toller n’est pour ainsi dire pas ou très peu monté en France. Christine Letailleur a découvert l’auteur en lisant son autobiographie, Une jeunesse en Allemagne – épuisée dans l’édition française – publiée en 1933 aux Pays-Bas, alors que Hitler accédait au pouvoir et que les œuvres du dramaturge étaient brûlées par les nazis.

Né dans une famille juive en Prusse orientale, Toller raconte comment, alors qu’il fait des études en France à Grenoble, il s’engage dans l’armée en 1914 pour, en quelque sorte, «prouver» qu’il est «allemand et rien qu’allemand». La guerre lui ouvre les yeux. Il revient du front fermement décidé à défendre la paix et farouchement opposé aux fanatismes nationalistes. «Les mots « Je suis fier d’être allemand » ou « Je suis fier d’être juif » sont pour moi aussi stupides que si quelqu’un disait : « Je suis fier d’avoir les yeux bruns ! »», écrit-il dans Une jeunesse en Allemagne.

Boomerang. En 1918, Toller rejoint le mouvement spartakiste de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Un an plus tard, il participe à la République des conseils de Bavière aux côtés de Kurt Eisner et Gustav Landauer. Une fois le mouvement écrasé, Toller échappe de peu au peloton d’exécution. Il est emprisonné pendant cinq ans dans la forteresse de Niederschönenfeld, où il écrit des poèmes et des pièces de théâtre, dont Hinkemann.

C’est peu de dire que ce texte est une charge contre la guerre. Mais Toller va encore plus loin dans cette pièce conçue comme une plongée dans le drame d’un personnage confronté au plus profond de lui-même à une souffrance morale qui l’isole de ses semblables. Quand Hinkemann serre Grete dans ses bras au début du spectacle, l’intensité de l’étreinte est bientôt parasitée par le tourment de ne plus être un homme comme les autres.

Ce moment fugitif est rendu comme si pendant quelques secondes il pouvait oublier son infirmité pour que finalement elle lui revienne à l’esprit en boomerang. C’est là que survient Paul, le beau parleur, ami de Hinkemann. Paul chante La Traviata à tue-tête. Il ne tarde pas à comprendre que quelque chose ne tourne pas rond dans le couple. Dans un pays dévasté par la guerre, le travail se fait rare. Hinkemann est engagé par un forain. Son numéro consiste à décapiter des rats et des souris à coups de dents. Devenu bête de foire, on le présente comme : «Le héros allemand ! La poigne allemande !»

Taverne. Quelques traits suffisent à Toller pour situer l’intrigue dans le contexte politique et social d’un pays détruit par une violente crise économique, associée à la montée d’une droite extrême ouvertement raciste. Paul et Grete s’embrassent au milieu d’une foule traversée par les harangues de vendeurs de journaux et autres commentaires de badauds annonçant pogroms et incendies de synagogues, ou encore la chute du dollar. Soudain, ils voient Hinkemann en train de faire son numéro. Paul ricane. Grete bouleversée le repousse.

Plus tard, Hinkemann retrouve ses camarades de parti à la taverne, ses propos détonnent. «Il y a des hommes auxquels aucun Etat, aucune société, aucune famille et aucune communauté ne peut apporter le bonheur […]. Là, où vos remèdes ne servent plus à rien, notre détresse ne fait que commencer», assène-t-il. Impossible en entendant ces mots de ne pas penser à l’homme Toller qui, en 1939, mettra fin à ses jours dans une chambre d’hôtel à New York.

Consciente de ces correspondances, Christine Letailleur a envisagé son spectacle comme un voyage dans l’intimité d’un personnage. «Je n’ai jamais pu proférer le texte de Hinkemann à haute voix. C’est pour ça que j’ai d’abord travaillé seule à la préparation du spectacle. J’étais littéralement hantée par la pièce. Jusqu’à rêver de Toller que j’ai vu assis sur un tabouret dans sa prison. Je me réveillais la nuit. Je visualisais des scènes. Ce spectacle, c’est un voyage intime, comme une histoire d’amour. Je suis tombée amoureuse de Toller ; de cet homme à la sensibilité à fleur de peau qui a si bien su capter l’atmosphère d’une époque, mais qui en a aussi pris toute la violence en pleine figure.»

Mediapart

Christine Letailleur nous fait découvrir Hinkemann du méconnu Ernst Toller

PAR JEAN-PIERRE THIBAUDAT BLOG : BALAGAN. LE BLOG DE JEAN-PIERRE THIBAUDAT

Christine Letailleur nous fait découvrir « Hinkemann » du méconnu Ernst Toller

Christine Letailleur a créé à Rennes, en langue française, « Hinkemann », une pièce de l’allemand Ernst Toller, le spectacle est à l’affiche de La colline. Qui est-ce ce dénommé Hinkemann ? Et ce Toller, ça vous dit quelque chose ? Vaguement. Je vais tout vous dire

Berlin, 1933. Autodafé des livres d’auteurs honnis et proscrits. Parmi eux, Ernst Toller, vingt et unième sur la liste. Cette nuit-là, éclairé par les flammes du feu où l’on jette ses textes en enfer, il commence la rédaction de son autobiographie, « Une jeunesse allemande ». Derniers mots du préambule : « Pour être honnête, il faut savoir, pour être courageux, il faut comprendre et pour être juste, on ne doit pas oublier. Sous le joug de la barbarie il faut se battre, il n’est pas permis de se taire : qui se tait à un tel moment trahit sa mission d’homme ». Et il ajoute : « Ecrit le jour où en Allemagne on brûla mes livres »

« La guerre a fait de moi son ennemi »

Toller est un homme en mission, il ne s’est jamais tu. Il est aussi juif, fils de commerçants juifs, et on le lui a fait savoir dès la prime enfance. Il est enfin Allemand et le revendique quand en 1914, la guerre le surprend à Grenoble où il est étudiant. Patriote, il repasse la frontière, s’engage. Il est enthousiaste : « Les mots Allemagne, patrie, guerre, ont une force magique ». Mais tout se renverse dans les tranchées où les deux côtés partagent l’horreur : « ici cadavres et vivants ont les mêmes visages gris jaunes ». Un homme mort est « d’abord un homme », non un Français, non un Allemand. « La guerre a fait de moi son ennemi » écrit-il. Le voici à Munich, il fréquente Thomas Mann qui lit ses textes, Wedekind qui chante «ses merveilleuses balades diaboliques ».

La rencontre avec Kurt Eisner le fait entrer pleinement en politique. Un ami et un modèle jusqu’à son assassinat en février 1919. Toller est condamné à cinq ans de prison pour sa participation à la Révolution de novembre 1918 et à la République des conseils de Bavière. En prison il écrit des pièces (dont « Hinkemann »). Piscator en créera plusieurs dont « Hop là nous vivons ». A sa sortie de prison, il est expulsé de Bavière.

Militant antifasciste de tous les instants, Toller sillonne l’Europe, croise Nehru, Gandhi, participe à de multiples meetings, écrit. Le triomphe du nazisme, la victoire de Franco (il réunit des fonds pour aider la population civile) l’abattent.

Ce destin tragique d’un homme remarquable qui a vu mourir la plupart de ses amis, le dramaturge Tankred Dorst en a fait une pièce titrée « Toller », que Patrice Chéreau mettra en scène au Piccolo teatro de Milan avant de la reprendre au TNP de Villeurbanne (avec Samy Frey dans le rôle-titre) au carrefour des décennies 60 et 70.
Comme pour Dorst, c’est la lecture bouleversante de « Une jeunesse allemande » qui a donné envie à Christine Letailleur d’aller plus loin. Elle a lu toutes ses pièces et son choix s’est très vite porté sur « Hinkemann », l’histoire d’un homme qui revient de la guerre dans tous les sens du terme. Comme Toller. Hinkemann n’est plus un « homme » : un obus a emporté sa virilité, faisant de lui un infirme. Un impuissant comme Toller sa vie durant sera impuissant à endiguer la montée du nazisme dan son pays.

Grete, la « petite Grete », la jeune épouse de l’infortuné Hinkemann, lui jure un amour éternel mais son homme, bousillé de l’intérieur, l’effraie. Sans cesser de l’aimer, elle cèdera aux avances de Paul, une connaissance du mari, homme à femmes dont le cynisme n’a d’égal que celui du forain qui emploie Hinkermann dont la maigre pension de suffit pas à faire vivre la maisonnée. « Aujourd’hui le peuple ! Il a besoin de se divertir, d’oublier la guerre, ses mutilés, ses manchots, ses macchabés ! Il lui faut du spectacle » dit le forain. Hinkemann qui au retour de la guerre ne supporte pas que l’on fasse du mal à une bestiole, pour gagner l’argent du logis, va devoir dévorer des rats et des souris dans un numéro de foire, être, lui le mutilé, Homoculus « l’homme ours allemand ».

Hinkemann en plein cauchemar

Dans son adaptation, Christine Letailleur a concentré la pièce autour de ces personnages, tout en inscrivant au second plan, de façon plus allusive et furtive, les stigmates de l’époque : l’antisémitisme, les Spartakistes, la lutte des prolétaires allemands.

La force de la pièce est d’abord dans sa langue, simple et cinglante, imagée mais nullement fleurie, une langue admirablement servie par les acteurs, comme toujours chez Letailleur, âprement et amoureusement dirigés : Stanislas Nordey (Hinkemann) et Charline Grand (Grete) tout en intériorité, Richard Sammut (Paul) et Christian Esnay (le forain) tout en parades. Ils évoluent dans un décor qui emprunte au cinéma allemand expresionniste des années 30 ses palissades noires et biaisées ainsi que ses ombres que viennent déchirer les lumières à la gaité fabriquée de l’estrade du forain. Tout semble se passer dans un espace mental et une nuit insomniaque où les visions et les revenants augurent du réel.

La désespérance d’exclu du mutilé et homme du peuple Hinkemann (« Je crois qu’il y a des hommes auxquels aucun Etat, aucune société, aucune communauté, aucun parti et aucune famille ne peuvent apporter le bonheur ») annonce la désillusion, le no future final de Toller lui-même, qui, réfugié à New York, séparé de son épouse, se pend dans une chambre de l’hôtel Mayflower à New York le 22 mai 1939 avec le cordon de sa robe de chambre.

L’œuvre de Toller, aujourd’hui traduite en 27 langues, est peu connue en France, ses pièces rarement montées. Son théâtre traduit par Huguette et René Radrizzani et son autobiographie mériteraient amplement d’être réédités. Christine Letailleur n’a pas son pareil pour se pencher sur des textes (souvent allemands) qu’elle sort de l’oubli ou des tiroirs (comme « Le château de Wetterstein » de Wedekind) où le prisme du sexe et de la vie privée constituent un implacable vecteur pour raconter une époque.

L’Avant-scène N° 1371-1372 a publié un dossier sur le spectacle, le texte de la pièce traduit par Huguette et René Radrizzani, ainsi qu’une autre pièce « L’homme et la masse » qui a fait l’objet d’un atelier mené par Letailleur avec les élèves du théâtre national de Strasbourg.

Le Point

Le théâtre de Philippe Tesson.

La première scène est bouleversante. Elle va donner le ton de l’ensemble du spectacle. Au premier plan de la vaste scène nue de la Colline, dans une froide pénombre, un homme seul. Il tient dans la main un chardonneret aux yeux crevés, le caresse. Sa voix puissante, précise, s’élève pour dire l’horreur que lui font ce crime, cette torture, cette souffrance d’un être vivant. Et il dit: «À présent que je suis un infirme je le sais: c’est monstrueux.» Car il est cet oiseau. C’est au dénouement de l’histoire tragique de cette monstruosité, celle qu’il a vécue et qu’il vit dans sa propre chair et dans son âme que nous allons assister.

Hinkemann, le jeune héros allemand de la pièce d’Ernst Toller, entre dans la guerre de 1914 avec enthousiasme. Il en découvre vite l’horreur. Victime d’une balle française, il rentre du front émasculé. A jamais impuissant. Sa blessure va l’exclure de la société.  Sa femme le trompe. Il perd l’estime des siens. Il est l’objet de la moquerie générale, il n’a d’autre ressource que de s’exhiber en bête de foire. Il n’est plus un homme.

A travers son héros, c’est une réflexion universelle que nous propose Toller, une réflexion sans pitié sur la cruauté de la guerre, sur celle des hommes, sur celle de la misère sociale. Les engagements personnels de ce grand écrivain mal connu en France nourrissent son œuvre et particulièrement cette pièce remarquable (la scène de la taverne). Les messages d’inspiration marxiste qu’il livre sur l’injustice, l’argent, les utopies sont puissants. Mais c’est la portée humaine de Hinkermann qui nous emeut le plus profondément, nous voulons dire tout ce qui touche à la morale et à l’amour. Le desespoir de Hinkermann est absolu. Il rentre de guerre mutilé. Il ne rencontre que des «des masques grimaçants, des créatures aveugles ». Partout le rire, la raillerie. « Cette époque n’a pas d’âme », dit-il. Il a perdu l’amour de sa femme, il n’a même plus la force de rêver, donc celle de vivre. L’homme crucifié.

Dans sa mise en scène d’une rigueur remarquable, Christine Letailleur, a résisté à la tentation de l’émotion et du pathos, à laquelle peut prêter ce texte si particulier, qu’on pourrait traiter de manière réaliste aussi bien qu’expressionniste.  On lui reprochera peut-être une certaine froideur. Elle a eu à nos yeux mille fois raison. Elle est allée à l’essentiel, à l’humain, centrant délibérément la pièce sur Hinkermann auquel Stanislas Nordey une dimension tragique fascinante par le corps, l’âme, la voix. Charline Grand est très émouvante. Le travail sur l’espace et sur la lumière est d’une grande beauté. Ce spectacle intense restera longtemps dans notre mémoire.

Le figaro

La Chronique d’Armelle Héliot – La pièce d’Ernst Toller et Don Juan revient de guerre  de Horváth sont deux chefs-d’œuvre très bien interprétés.

La commémoration du déclenchement de la guerre de 14 a influencé les programmations théâtrales, cette saison. Productions modestes nourries notamment de la correspondance des Poilus ou amples fresques à rayonnement international, comme celles qui ont été présentées à Reims au début de l’année dans le cadre du festival Scènes d’Europe et brossées par Luk Perceval ou Robert Wilson, le théâtre ne fait là que suivre une tradition qui remonte à ses sources les plus archaïques.

Le passé plus ou moins lointain, les conflits, les crises morales et économiques qui en découlent intéressent les auteurs dramatiques. En ce début de printemps, deux œuvres très originales de la littérature théâtrale européenne, deux pièces passionnantes, composées par des écrivains aussi singuliers qu’attachants, sont à l’affiche à Paris. A la Colline, Stanislas Nordey est Hinkermann, rôle-titre d’une pièce d’Ernst Toller (1893-1939) mise en scène par Chrsitine Letailleur. A l’Athénée, Alexandre Steiger est Don Juan, rôle-tire d’une pièce de d’Ödon Von Horvath (1901-1938) mise en scène par Jacques Osinski.

Don Juan revient de guerre ou l’Homme de neige date de 1935. Une déchirante histoire de l’auteur de Casimir et Caroline situé en 1918. Don Juan qui a attrapé la grippe espagnole, est démobilisé. Il se trouve précipité dans un quotidien qu’il ne reconnait pas. Une Allemagne en ruines, où seules les femmes sont encore au travail. Il veut retrouver la fiancée qu’il a laissée pour partir au front… Il ne la retrouvera pas. Il ne trouvera que la mort.

Jacques Obinski a monté cette belle pièce, ici traduite par Hélène Mauler et Réné Zahnd, il y a quelques mois à Grenoble. Trente-cinq personnages féminins sont convoqués par Horvath. Cinq comédiennes et un homme travesti, entourent le « héros » qui n’a plus de place dans le monde. Sur fond de musique et de chansons lancinantes ; Alexandre Steiger, très fin, mobile et incisif, est ses camarades, excellents, suivent le mouvement tragique qu’imprime Jacques Obinski à la représentation.

Quelque chose de très lumineux et de très sombre.

Dans Hinkermann, il s’agit d’un peu autre chose apparemment : l’action se situe vers 1921 dans une petite ville d’Allemagne. Hinkermann est revenu mutilé de la guerre. Il retrouve sa femme. Il tente de renouer les fils de sa vie, de se « reprendre », littéralement. Mais le monde dans lequel il tente de se reconstruire est totalement défait. La crise secoue une société délitée dont la désespérance ne peut s’exprimer que violemment et qui est violemment réprimée. Grete, l’épouse malheureuse va se suicider, préfiguration de la mort d’Ernst Toller, qui, en toute lucidité choisira de se tuer, à New-York, le 22 mai 1939.

Il y quelque chose de profondément bouleversant dans la manière dont Christine Letailleur déploie ces destins sur le plateau, dans une scénographe d’Emmanuel Clolus et des lumières troublantes de Stéphane Coin. Elle injecte du fantastique dans la représentation, ajoute quelque chose de profondément poétique, par une couler foraine, à l’histoire d’Hinkermann. Mais elle ne renonce en rien au fond poétique voulu par Ernst Toller.

Stanislas Nordey est remarquable dans le long parcours de cet homme en trop. Sa grâce, la puissance sans agressivité de sa présence, sa voix particulière, sa manière de se tenir, de se déplacer donnent à Hinkermann quelque chose de lumineux et de très sombre en même temps. Il est très bien entouré par une distribution de six comédiens portant haut la flamme des figures imaginées par l’auteur.

Ainsi, d’Horvath à Toller, le théâtre fait la preuve, par la magie de l‘écriture et de la mise en scène, de sa légitimité : il se mêle du monde. Il nous touche. Il nous émeut. Il nous apprend, nous divertit, nous rend meilleurs.