Les inrocks

Avril 2014

Hugues Le Tanneur

Christine Letailleur adapte Le Banquet de Platon et lui insuffle grâce, joie et humour. Une réussite sensualiste.

Ils ont la gueule de bois. La veille, chacun s’est livré à de copieuses libations. La bouche pâteuse, Aristophane vante les rondeurs callipyges d’une joueuse de flûte qui ne lui sort plus de la tête. Une danseuse effectue un strip-tease. Déhanchements, poses lascives… Agathon, éphèbe athénien, reçoit quelques compagnons à souper. Outre Aristophane, sont également présents Phèdre et Pausanias. Socrate, comme d’habitude, arrive en retard.

Il est clair qu’en adaptant au théâtre Le Banquet de Platon, Christine Letailleur a choisi d’éviter tout académisme. De fait, elle donne à voir, en prenant quelques libertés mais en respectant l’esprit du texte, une assemblée bougrement vivante. Des êtres humains en chair et en os, forts différents les uns des autres, mais que l’idée du plaisir enflamme. Sitôt évoqué le thème de l’amour, les voilà intarissables. On lève son verre. Vient le temps des discours. Phèdre propose de parler d’Eros, un dieu, selon lui, injustement traité. Socrate prétend même “ne rien connaître des sujets qui relèvent d’Eros”. Tous s’esclaffent.

C’est dans cette humeur légère teintée d’ironie que chacun va exposer son éloge d’Eros. Phèdre ouvre la séance, Pausanias suit, puis Aristophane et Agathon. Socrate parlera en dernier. Longiligne, vêtu de noir, il se tient légèrement en retrait. Son attitude tranche avec la truculence d’Aristophane, dont l’humour paillard et les moqueries facétieuses ponctuent de façon intempestive les exposés de ses amis. Phèdre imagine une armée d’amants. Pausanias distingue deux Eros et deux Aphrodite, autrement dit deux façons d’aimer. Est- il nécessaire de préciser que les garçons ont leur préférence ? Quand vient le tour d’Aristophane, celui- ci est pris de hoquets. Mais c’est lui qui, une fois remis, expose le mythe de l’androgyne originel scindé en deux par Zeus, expliquant l’attraction réciproque des deux sexes par un besoin de retrouver cet état initial.

Socrate se fait prier avant de prendre la parole. Identifiant le désir au manque, il raconte comment Diotime, une jeune prêtresse, lui apprit autrefois ce qu’est Eros. Diotime apparaît enveloppée de tulle dans une lumière tamisée. Une vision traitée sur un mode légèrement parodique. Tout comme les danses quelque peu narcissiques d’Agathon.

Le charme délicieux de ce très beau spectacle, un des plus réussis de Christine Letailleur, tient pour une grande part à la façon dont est maintenue tout du long une pointe d’ironie. Convoquant mythes et dieux à travers une suite de discours aussi brillants qu’enchanteurs, ce banquet est un bouquet merveilleux où l’esprit pétille autant que l’imagination.

Rue 89 – Nouvel Obs

Mars 2014

Jean-Pierre Thibaudad

Poutine, Copé et la Manif pour tous s’invitent au banquet de Platon.
En ces temps de retour à l’ordre moral, de régressions de tout poil, de pisse-froid, de casse-couilles, en ces temps de langue de bois et d’éléments de langage, d’anathèmes et non d’argumentaires, c’est une vraie volée de bois verts, de langue belle et bandante, de tolérance amicale et de vie sexuelle sans entrave…

En ces temps de retour à l’ordre moral, de régressions de tout poil, de pisse-froid, de casse-couilles, en ces temps de langue de bois et d’éléments de langage, d’anathèmes et non d’argumentaires, c’est une vraie volée de bois verts, de langue belle et bandante, de tolérance amicale et de vie sexuelle sans entrave que nous offre « Le Banquet » de Platon, véritable hymne à l’amour, adapté au théâtre par la talentueuse et toujours surprenante Christine Letailleur.

Les louanges antiques de l’homosexualité

Son spectacle est une honte en tout, une incitation à la débauche, à la consommation de drogues (l’abus d’alcool, l’abus de mots), osons le dire : il chante les louanges de l’homosexualité.

Bref, c’est un spectacle qu’il faudrait interdire dirait Poutine. Et dire que tout cela est fait avec de l’argent public, surenchérirait Copé, applaudi par le FN resté en embuscade. Et il paraît qu’ils vont en faire la propagande dans les écoles de la République, s’étoufferait la Manif pour tous. Et oui, tout cela est vrai. Ce spectacle tombe à pic.

Après une ouverture installant un climat de sensualité remettant les pendules à l’heure des corps, on en vient au débat, à la dispute. Un fameux plateau, beaucoup mieux qu’à la télé, rien que du beau monde. Jugez plutôt :

Socrate (Jonathan Genet), le champion du monde hors catégorie de la tchatche en forme de questions-réponses. Tout de noir vêtu, il fait mine de jouer les maîtres pour mieux se jouer de ses admirateurs, amis et disciples ; Aristophane (Christian Esnay), le comique de service, le roi de la comédie (reconnaissable à son masque), l’empêcheur de tourner en rond des discours de ses amis, le pinailleur dont la moindre répartie vaut mieux que l’œuvre complète conjuguée des écrits de messieurs Bigard, Roucas, Guillon ; Phèdre (Philippe Cherdel) qui n’est pas une femme mais un homme qui en pincera peut-être plus tard pour son beau-fils (l’histoire ne le dit pas) mais qui pour l’heure est un fougueux bretteur. C’est lui qui va proposer le thème de la soirée : Eros, le dieu amour ; Agathon (Manuel Garcie-Kilian), c’est le mieux roulé de la bande, le parfait éphèbe, cheveux longs, peau soyeuse (pas encore velue) et dos voluptueux ondulant comme celui d’une femme. Ses meilleurs arguments, il les puise dans sa plastique plus que dans ses tragédies, mais c’est lui la puissance invitante à cette soirée d’ivresse philosophique, c’est lui qui rince ; Pausanias (Simon le Moullec), gros buveur, il a pas mal picolé la veille avec Aristophane et les autres (sauf Socrate), il est barbouillé, mais son discours va le requinquer et lui faire retrouver sa clairvoyance à travers quelques saillies bien senties.

L’éloge d’Eros, dieu de l’amour

Rien que des hommes, donc. La fieffée joueuse de flûte, propre à troubler ces mâles organes par ses sortilèges, et que l’on a vue au prologue danser sur une table, a disparu, envoyée en coulisses par Socrate qui se rattrapera plus tard en faisant entrer en scène l’irrésistible Diotime (Julie Duchaussoy).

Enfin, « last but not least », arrivera du diable vauvert le dénommé Alcibiade (Elios Noël), amoureux fou de Socrate, jaloux comme une Italienne, ivre et ravagé de douleur comme une chanson de Jacques Brel, le plus sincère et donc le plus vulnérable de tous, heureusement qu’il a une barbe pour éponger ses larmes sinon le sol en serait inondé.

Chacun des convives va faire donc l’éloge d’Eros. C’est moins un concours d’éloquence (comme chez les avocats) qu’une force de conviction ludo-analytique qui les anime. Chacun y va de son argumentaire forcément invérifiable :

-pour l’un (Phèdre), Eros est le meilleur des dieux parce que c’est le plus ancien (pas touche à la tradition) ;
-pour un autre (Agathon), au contraire, c’est le plus jeune des dieux (il faut remettre en question la tradition).
On en appelle à Homère, à Zeus, à Achille qui se sacrifie par amour pour Patrocle, assure Phèdre. Pausanias met sur les tables les bourses d’Ouranos sectionnées par son fils Cronos. Réaction d’Aristophane, en pleine forme :

« Aïe, aïe, aïe ! Ouille, ouille, ouille ! »

Coucher tout de suite ? « Il faut résister »

Pausanias surenchérit en passant par la voie express Aphrodite. C’est une voie avec deux embranchements, soit la route vulgaire, soit la route céleste. A la fin, c’est toujours l’amant que l’on met dans son lit qui gagne, un « jeune garçon » en âge d’avoir quelques poils au menton. Pausanias prône l’amour à cœur ouvert (pas de cachotteries), un amoureux effronté, audacieux, prêt à aller se coucher devant la porte de l’être aimé. Mais il ne faut pas coucher tout de suite, précise le bretteur, « il faut résister ». Et, ajoute-t-il, pressentant que ses paroles seront synchrones du côté de la France de 2014 croulant sous les affaires et les affairistes :

« De même, je dis qu’il sera également honteux de se laisser conquérir par l’appât de l’argent, du prestige, des honneurs, du succès et du pouvoir politique, car rien de tout cela n’est stable et solide. »

Ainsi la soirée avance et vagabonde. Eros est à la fois un miroir, un prétexte et une poire pour la soif. Aristophane va se lancer dans une taxinomie des genres qui laisserait pantois plus d’un théoricien de la chose. Ah, avoir quatre fesses et deux sexes ! Socrate en a rêvé, assurent-ils tous en chœur. S’en suit une théorie de la moitié pas piquée des hannetons.

Soudain, Diotime et son long tulle blanc

Selon Agathon, Eros, il est tout beau, tout gentil, tout ondoyant, il débite des poèmes d’amour plein de fleurs bleues, il apporte « la concorde et la paix », c’est le gendre idéal du genre « Les Garçons et Agathon à table ! ».

Socrate la star parle en dernier. Mais il botte d’abord en touche en convoquant le souvenir du discours sur Eros que lui a tenu un jour une jeune femme, une prêtresse nommée Diotime. Et comme on est au théâtre, la voici qui entre en scène, son corps enveloppé dans un long tulle blanc. Elle raconte l’épouvantable naissance d’Eros, dit que c’est un démon et le prouve.

Et voici qu’elle disserte sur le désir d’immortalité chez les hommes, sur l’enfantement « selon l’âme » plutôt que « selon le corps » avant de finir par faire l’éloge de la contemplation.

Après quoi, Socrate fait du Socrate, un discours parfait qui sera lacéré et réduit en cendres par l’arrivée inopinée d’Alcibiade. Et tout se terminera par un air triste d’harmonica et un rendez-vous d’amour.

C’était un pari que de vouloir faire un spectacle à partir du « Banquet » de Platon même si c’est un texte où la parole est reine. Pari parfaitement honoré avec une attention constamment tenue en éveil par la force de conviction des acteurs, l’aération de plusieurs intermèdes et une adaptation enlevée du texte de Platon par Christine Letailleur elle-même, d’après la traduction de Luc Brisson.

Leur travail avec des lycéens

Après son approche d’une pièce peu jouée de Wedekind (« Le Château de Wettstein », splendide spectacle qui, hélas, n’a pas tourné), de regards tournés vers l’univers de Sacher Masoch (« La Vénus à la fourrure ») ou celui de Sade (« La Philosophie dans le boudoir »), après d’autres choix tout aussi pertinents et surprenants, Christine Letailleur poursuit avec « Le Banquet ou l’éloge de l’amour » son parcours incisif loin des sentiers rebattus.

Pour finir, évoquons l’un de ces épisodes discrets qui émaillent la vie de bien des compagnies : le travail hors plateau, dans des écoles, des prisons, des établissements hospitaliers, etc. Christine Letailleur, artiste associée au Théâtre national de Bretagne, et tous les acteurs sont allés travailler pendant une semaine avec une classe de terminale scientifique et des volontaires venant des filières économique et social et littéraire dans le lycée Jean-Marie-Mennais de Retiers (Ille-et-Vilaine). Pas une heure par-ci par-là, tous les jours et tout le temps. Pendant une semaine, les cours de ces élèves ont été suspendus et ils se sont immergés dans « Le Banquet » avec la complicité de leurs profs. Une expérience qu’ils ne sont pas prêts d’oublier.

Ce n’est que par la suite qu’ils sont venus voir le spectacle. Assis vers le haut du théâtre, ils ont ri, souri. Nous aussi.

Ouest France

Novembre 2012

hottello

CRITIQUES DE THÉÂTRE PAR VÉRONIQUE HOTTE

Le Banquet ou l’Éloge de l’amour, d’après Platon, traduction de Luc Brisson, adaptation, mise en scène et scénographie de Christine Letailleur

Musique de boîte disco, scène de danse et d’exhibition, écran bleu, jeu d’ombres et boule magique scintillante, les jeunes gens profitent de l’instant qui passe.

Dans Le Banquet de Platon mis en scène par Christine Letailleur, Agathon qui vient de célébrer son triomphe au concours de tragédie invite la même assemblée le lendemain de la fête où les esprits échauffés sont revenus de ces excès de la veille.

Des lits couverts du rouge velours de théâtre tiennent lieu de salon de conversation.

Le bel éphèbe exige que l’assemblée plus apaisée fasse un éloge de l’amour et de la beauté.

Ainsi, Phèdre, Aristophane, Pausanias, Socrate et Diotime participent à l’entreprise et même Alcibiade, surgi à l’improviste et complètement ivre.

Les liens entre la connaissance et l’amour sont solides chez Platon, entretenus sur fond d’homosexualité masculine et de transmission du savoir entre hommes.

La fête singulière est donc à la fois intellectuelle, alcoolique et érotique.

Dans les jeux du désir et de la pensée, la philosophie occupe une place légitime, révélant comment l’amour de la beauté physique sous-tend l’idée du Beau.

Pour Phèdre, l’Amour est le plus ancien des dieux, une autorité qui mène à la vertu. Pour Pausanias, deux sortes d’Amour s’opposent, l’Amour de l’Aphrodite vulgaire et l’Amour de l’Aphrodite céleste, le premier s’attache au corps sans distinction de sexe tandis que le second se lie au sexe masculin, plus fort et plus intelligent.

Se donner à un homme vertueux revient à se perfectionner dans la vertu.

Pour Aristophane, existent l’homme, la femme et l’androgyne, pourvus de deux sexes. Zeus les coupe en deux pour les punir de tenter d’escalader le ciel.

Depuis, chaque moitié recherche l’autre, en mal d’unité primitive.

Si l’Amour est vénéré avec piété, le bonheur avec l’autre partie de soi est possible.

Pour Agathon, l’Amour communique aux hommes ses dons, la beauté et la bonté.

L’Amour est le charme de la société humaine, l’objet de l’admiration et du désir des hommes et des dieux, l’auteur de tout plaisir et le consolateur de nos peines. Socrate ne sait dire que la vérité, sa dialectique de l’éloge de l’Amour diffère. Interrogeant Agathon, l’ironique Socrate conclut que si l’Amour désire la Beauté et le Bien, c’est qu’il en manque…

Puis il cède la parole à Diotime pour laquelle l’Amour est un démon, un intermédiaire entre les dieux et les hommes, chargé d’assurer les rapports entre eux.

De plus, le désir d’immortalité gouverne les actions des hommes. On contemple la beauté des corps pour accéder à la beauté des âmes, la beauté en soi et la vertu.

Mais le furieux Alcibiade entre avec éclat pour casser l’harmonie entre les échanges. Pour lui, Socrate ressemble aux Silènes : il met en garde Agathon contre le philosophe qui, prétendant aimer, ne fait que capter l’amour d’autrui.

Or Alcibiade aime Socrate qui l’a sauvé, il ne peut se départir de cet amour non partagé : l’Aimé tient tout le monde sous son charme avec ses discours divins.

Le spectacle théâtral proposé par Christine Letailleur est agréablement ludique, jouant des idées et de la pensée avec art, s’amusant aussi de l’attrait physique de ces jeunes corps de comédiens facétieux qui méditent dans leur tentative d’atteindre la Beauté, le Bien et la Vertu, se soumettant sans le savoir au désir le plus brut.

Il fallait un soin raffiné, de la délicatesse et de l’audace pour installer un tel Banquet.

Autour de Christian Esnay qui incarne dans un bel entrain le comique et trivial Aristophane, les jeunes comédiens sortis de l’école du Théâtre National de Bretagne sont convaincants : Philippe Cherdel pour Aristophane, Julie Duchaussoy pour Diotime, Manuel Garcie-Kilian pour Agathon, Jonathan Genet pour Socrate, Simon Le Mouellec pour Pausanias et Elios Noël pour Alcibiade.

Un renouvellement bénéfique de l’art de philosopher sur une scène de théâtre.