Libération

Sade en joyeux jouisseur

par René Solis — 26 janvier 2007

envoyé spécial à Rennes

De la Philosophie dans le boudoir, le théâtre n’a retenu en général qu’une partie du cinquième dialogue, soit le pamphlet «Français encore un effort si vous voulez être républicain», où Sade s’en prend à la religion, à la propriété, à la famille, à la peine de mort, tout en défendant la prostitution, l’inceste et le meurtre. «On trouvera peut-être nos idées un peu fortes. Qu’est-ce que cela fait ? N’avons-nous pas acquis le droit de tout dire ?» Souvent adapté à la scène sous forme de monologue, ce texte témoigne aussi d’un certain esprit de la Révolution ­ il a été publié en 1795 et l’auteur prétend qu’il est carrément recopié d’une brochure anonyme vendue au «Palais de l’Egalité», c’est-à-dire au pavillon de Flore des Tuileries où siégeait le Comité de salut public.

Mille façons. Si le reste de la Philosophie dans le boudoir n’est en général pas mis en scène, ce n’est pas en raison de la forme ­ une suite de dialogues ­ mais de l’action : entre deux exposés philosophiques, les personnages passent leur temps à se caresser, à se flageller et à s’enfiler de mille façons. Exemple : «Dolmancé, changeons de main ; passe lestement du cul de ma sœur dans celui d’Eugénie, pour lui faire connaître les plaisirs de l’entre-deux, et moi j’enculerai ma sœur, qui, pendant ce temps, rendra sur tes fesses les coups de verges dont tu viens d’ensanglanter celles d’Eugénie.» Les indications sont précises, mais pas évidentes pour des acteurs.

La metteure en scène Christine Letailleur relève pourtant la gageure d’une adaptation non expurgée de la Philosophie. Pas de «vraies» scènes de cul pour autant («Ce serait redondant avec le texte», dit-elle), mais une atmosphère de libertinage, favorisée par l’utilisation de rideaux rouges ­ l’essentiel de l’action est censé se dérouler derrière ­ et par des acteurs vêtus de longues chemises blanches qu’ils retroussent volontiers, prenant des poses de gravures grivoises. Sade, auteur guilleret ? C’est le parti pris choisi par Christine Letailleur.

L’éducation sexuelle de la jeune Eugénie s’effectue dans la bonne humeur, sur un mode paillard plus proche de Rabelais que de l’enfer. Ce qui ne nuit pas à l’écoute des parties sérieuses ; ainsi, le premier exposé sur la religion de Dolmancé, principal «instituteur immoral» d’Eugénie.

Yeux de l’amour. Cette relecture de la Philosophie dans le boudoir ne va pas de soi. S’il est vrai que le texte est l’un des moins noirs de son auteur ­ on est très loin, sauf à la toute fin, des (més)aventures de Justine et de Juliette, sans parler des Cent Vingt Journées de Sodome ­, la réhabilitation de Sade en libertin joyeux peut faire débat. D’autant que, si les descriptions sexuelles ne sont pas édulcorées, des passages sulfureux, notamment les éloges de la cruauté, disparaissent à peu près. Regardons Sade avec les yeux de l’amour, semble dire Christine Letailleur. Tant pis, ou tant mieux : son spectacle est rigolo et rigoureux.

Le monde

Le théâtre dans le boudoir

par Fabienne Darge,  le 27.01.2007

Qu’elles montent le marquis de Sade ou « Antigone », le salut – l’audace, la fraîcheur – vient des femmes, en cette saison théâtrale morne et médiocre.

LE VOILÉ-DÉVOILÉ

Aucune réserve, en revanche, sur le spectacle de Christine Letailleur, bijou d’humour et de finesse qui dénote un sacré talent de metteuse en scène et de directrice d’acteurs. Avec La Philosophie dans le boudoir, la jeune femme a choisi le moins cruel des ouvrages maudits du Divin Marquis. Il s’agit ici de l’éducation érotique d’une jeune fille, Eugénie de Mistival, par deux libertins avertis, Mme de Saint-Ange et Dolmancé.

A rebours d’une vision noire et purement politique de Sade, Christine Letailleur a cousu main un spectacle extrêmement vif et joyeux, qui joue avec une intelligence tranquille du théâtre dans le théâtre, du voilé-dévoilé, et révèle une réflexion subtile sur la représentation, sur ce qui peut ou non être montré. Des rideaux rouges se tirent et se retirent, des mots sont dits qui certes ne sont pas d’une oie blanche, et, oui, des corps sont montrés. Nus. Sans aucune gratuité, et dans toute leur beauté charnelle.

On rendra grâce à Christine Letailleur d’avoir su, dans la période à la fois puritaine et obscène que nous vivons, parler de sexe, de morale et de liberté de manière totalement dédramatisée. Sérieux comme le plaisir, son spectacle l’est aussi grâce à ses formidables comédiens : Stanislas Nordey (Dolmancé), exquisément facétieux, et Charline Grand (Eugénie), délicieusement novice.

Quant à l’irrésistible Valérie Lang (Mme de Saint-Ange), la bien nommée, on ne saurait trop conseiller de suivre son enseignement : « Gamahuchons, gamahuchons ! » Après tout, au théâtre aussi, la langue stimule l’imagination et le plaisir.